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Les jeux vidéo sont-ils le futur remède aux maladies neurodégénératives?

29th August 2020

Depuis le début des années 2010, les «serious games» numériques ont pris d’assaut le secteur de la santé pour traiter des maladies telles qu’Alzheimer qu’aucun médicament ne guérit à ce jour.

Tous les quinze jours, Jean-Claude Meignan, président de France Alzheimer Sarthe, organise une séance de jeu vidéo pour des malades d’Alzheimer soutenus par son association. X-Torp est au programme. Le pitch de ce jeu d’aventures, disponible sur la plateforme Curapy, proposé par l’éditeur de jeux vidéo thérapeutiques Genious Healthcare, est le suivant: «La planète est recouverte par les mers et les océans. Seules émergent une vingtaine d’îles qui étaient autrefois les principales villes et mégapoles de la planète. Apprenez à maîtriser votre bâtiment et naviguez où bon vous semble sur les mers du globe. Gérez vos ressources, achetez des marchandises et livrez des batailles mémorables contre d’autres contrebandiers en ligne pour devenir le plus célèbre de tous les pirates.»


Après expérience, le président de l’association sarthoise l’assure: «Ce jeu vidéo est une des thérapies non médicamenteuses parmi les plus intéressantes parce qu’on fait travailler la motricité, le repère spatial, les réflexes, la rapidité, la mémoire. On voit clairement un maintien des capacités assez évident dans l’évolution de la maladie des utilisateurs de X-Torp surtout chez les deux messieurs qui jouent depuis le début: leur stabilité dans la maladie est assez étonnante, même si je ne peux pas affirmer que cela vient du jeu.»

Capture d’écran du jeu X-Torp. | Curapy.com

X-Torp est un jeu thérapeutique développé par la société Genious Healthcare. Objectif: lutter contre les effets de la maladie d’Alzheimer. Il appartient à la famille du serious game, «jeu sérieux» en français. L’oxymore désigne une «application informatique, dont l’objectif est de combiner à la fois des aspects sérieux (serious) tels, de manière non exhaustive, l’enseignement, l’apprentissage, la communication, ou encore l’information, avec des ressorts ludiques issus du jeu vidéo (game)», développe dans sa thèse Julian Alvarez, docteur en science de l’information et de la communication et fondateur de Ludoscience, un «laboratoire de recherche et développement dédié à l’étude du jeu vidéo et ses multiples incarnations». Le divertissement, finalité première d’un simple jeu vidéo, n’est pas le but du serious game mais un moyen pour motiver la personne qui y joue à se former, apprendre, comprendre et maintenir ses capacités physiques et cognitives.


L’armée en première ligne

En pleine expansion, le marché du serious game pesait à l’échelle mondiale 3,5 milliards de dollars en 2018. Statistica estime qu’il atteindra 24 milliards [20,3 milliards d’euros] en 2024.


L’armée est le premier secteur à s’en être emparé, dès le début des années 2000. Julian Alvarez cite America’s Army, sorti en 2002, comme l’un des premiers serious games numériques de l’histoire. Développé par l’armée américaine, il s’agit d’un jeu de tirs tactiques, ayant pour but d’inciter les jeunes à s’enrôler.


Ces dernières années, avec le domaine de la formation notamment, la santé est l’un des secteurs les plus dynamiques du jeu sérieux. «Avec un marché estimé à plus de 198 milliards d’euros pour le seul territoire français, la santé constitue pour les serious games l’un des segments prioritaires à investir», note Ludoscience dans un rapport publié en 2012. «Le jeu dans le domaine de la santé existe depuis longtemps. La nouveauté, ces dix dernières années, c’est le développement des jeux vidéo dans ce domaine», souligne Julian Alvarez. Dès le milieu des années 2000, des groupes puissants comme Nintendo avaient ouvert la voie avec le «Programme d’entraînement cérébral du Dr Kawashima» par exemple. «Avec ce jeu dit de “brain fitness”, Nintendo a permis à tout un public de seniors et de personnes entre deux âges d’entretenir sa mémoire», pose Julian Alvarez. L’expert cite également des articles parus dans des revues scientifiques qui ont pu mettre en lumière les bénéfices sur la santé des jeux vidéo dont «Video game training enhances cognitive control in older adults», publié en 2013 dans la très sérieuse revue Nature et qui a porté un coup de projecteur sur l’intérêt des jeux vidéo sur le plan cognitif chez les personnes âgées.

Dans le cadre des maladies neurodégénératives, le serious game thérapeutique est un moyen pour la ou le patient de maintenir ses capacités physiques et/ou cognitives, voire de les améliorer. La facette ludique de l’outil motive le patient à s’entraîner. Côté professionnel·les de santé, l’exercice leur permet d’évaluer objectivement leurs patient·es. Récemment, l’un de ces jeux a fait parler de lui, en devenant le premier traitement numérique autorisé. L’agence américaine du médicament (FDA) a en effet approuvé la vente sur ordonnance de EndeavorRX pour les enfants souffrant de troubles de l’attention, âgés de 8 à 12 ans. Le jeu est toutefois fait pour s’inscrire dans un programme thérapeutique et non comme seul traitement.


«Les “serious games” n’en sont qu’au début de leur histoire»


Dans un contexte de vieillissement de la population, la prise en charge des maladies neurodégénératives constitue aujourd’hui un enjeu de santé publique. Pour exemple, Alzheimer, en chiffres, ce sont près de 900.000 personnes atteintes en France en 2019, 200.000 nouveaux cas diagnostiqués chaque année selon Fondation Alzheimer et 2,1 millions de malades en 2040 selon la Fondation pour la recherche médicale. En l’absence de médicaments, le serious game est-il la piste la plus encourageante pour lutter contre les effets des maladies neurodégénératives? Ils sont aujourd’hui nombreux à le croire, dont Cécile Donzé, ex-neurologue, aujourd’hui cheffe du service de Médecine physique et réadaptation fonctionnelle-sclérose en plaques à l’hôpital Saint-Philibert de Lille. «Les serious games n’en sont qu’au début de leur histoire. La période actuelle est charnière, ils sont appelés à se développer encore davantage», pose la spécialiste à l’origine de L’île de la Cognition, un jeu de remédiation cognitive qu’elle et son équipe développent depuis plus de trois ans pour les malades de la sclérose en plaques.


Le jeu, qui sera bientôt testé sur une dizaine de patient·es, devrait être terminé en septembre. Il sera ensuite évalué à plus grande échelle dans le cadre d’un programme hospitalier de recherche clinique (PHCR). «Avec ce jeu, on a aussi cherché l’accessibilité pour tous. Certains patients, parfois tétraplégiques, mettent deux heures à venir au CRC-SEP [centre de ressources et compétences-scléroses en plaques, ndlr] pour suivre leur rééducation.»

«On s’est rendu compte avec le confinement qu’on pouvait très facilement faire de la rééducation à distance.»

Cécile Donzé, cheffe du service à l’hôpital Saint-Philibert de Lille


Lever les contraintes géographiques, mais aussi financières, s’impose. «La remédiation cognitive fait partie des traitements de la sclérose en plaques. Mais les neuropsychologues ne sont pas remboursés en ville alors qu’il faut une quinzaine voire une trentaine de séances, à 50 ou 80 euros chacune, pose Cécile Donzé. On s’est rendu compte avec le confinement qu’on pouvait très facilement faire de la rééducation à distance», ajoute la spécialiste. Après les études cliniques, le jeu sera disponible sur une plateforme numérique pour les centres CRC-CEP. «Les patients joueront de chez eux, selon une fréquence prescrite par le neuropsychologue.»


Si le jeu peut servir à l’évaluation des malades –la ou le neuropsychologue ayant accès aux résultats de sa patientèle– L’Île de la cognition a avant tout été élaboré pour maintenir les capacités cognitives. «Et pourquoi pas les améliorer. On a mis au point un jeu, avec des activités très concrètes, qui seront utiles au patient dans la vie de tous les jours et pas seulement pour améliorer des tests chez le neuropsychologue, affirme Cécile Donzé. Si le jeu est efficace, il est évident qu’on ira jusqu’à demander le dispositif médical et éventuellement un remboursement, du moins en partie. Certains patients qui ne sont pas dans les CRC pourraient y avoir accès, cela pourrait intéresser d’autres pathologie, dont l’Alzheimer, surtout que ce jeu ne présente aucun risque de chute», plaide-t-elle.

L’entraînement comme principal allié

Autre partisan actif du développement du jeu thérapeutique, Philippe Robert, professeur en psychiatrie, directeur du Centre Mémoire de Ressources et de Recherche (CMRR) du CHU de Nice et directeur du CobTek Lab, rattaché à l’université Côte d’Azur. Sa mission: «Développer des recherches sur l’utilisation des technologies de l’information et de la communication pour la prévention, le diagnostic et le traitement des pathologies neuropsychiatriques et neuro-développementales.» Le laboratoire a développé, en partenariat avec la société Genious Healthcare le jeu X-Torp. «Les serious games sont des pistes qu’il faudrait davantage creuser. Il s’agit d’outils tout à fait utiles et complémentaires pour les soignants afin de stimuler les patients, améliorer leur qualité de vie et diminuer les troubles du comportement. On le sait», affirme Philippe Robert. Lui et son équipe ont également développé le jeu MeMo, pour «Memory Motivation», qui permet d’entraîner la mémoire, l’attention et la motivation. Il s’adresse à des personnes souffrant de troubles cognitifs majeurs ou mineurs et peut être utilisé seul·e chez soi. L’interface de ce jeu gratuit compte aujourd’hui plus de 10.000 comptes. «Pour lutter contre les troubles de la mémoire, parfois très légers, il n’existe aucun médicament et on ne peut pas envoyer tout le monde chez les orthophonistes ou chez les neuropsychologues, trop peu nombreux et pas remboursés. On a besoin de solutions pour proposer des alternatives et des entraînements aux gens», argumente-t-il.

Le spécialiste met toutefois en garde contre de fausses solutions miracles. «L’ensemble des jeux qu’on a testés ou qui existent ne permet pas de retarder la maladie ou de guérir. Toutefois, si on entraîne régulièrement son activité intellectuelle et sa mémoire, on peut maintenir un certain niveau. Ces jeux sont des moyens de maintenir des activités. Ce qui est vrai pour quelqu’un qui n’a pas de pathologie est également vrai pour quelqu’un qui a un trouble mineur à modéré. Le processus biologique, rien ne peut l’empêcher, en tout cas pas les serious games. Mais ils peuvent contribuer à stabiliser les symptômes.»

Vers un remboursement par la sécurité sociale?

La Haute autorité de santé, qui émet des avis favorables ou défavorables concernant le remboursement d’un dispositif médical, ne recense à ce jour aucun dépôt de dossier par un éditeur ou un laboratoire concernant un jeu thérapeutique. Malgré des résultats encourageants, il est en effet long et laborieux de prouver cliniquement leur efficacité. «Ces jeux ont besoin d’accompagnement. Le leurre serait de croire que le jeu en lui-même serait miraculeux. Ce n’est pas le cas, il faut prendre en compte tout ce qu’il y a autour, la manière dont on propose le jeu, la manière dont on accompagne le patient dans l’utilisation. C’est pourquoi on ne peut pas faire d’essais cliniques comme avec les médicaments pour lesquels on voit si une molécule agit ou pas. Dans le domaine des serious games, l’expérimentation est complexe. On est plus dans des sciences humaines que dans des sciences dures. Dans deux contextes très différents, les résultats peuvent être très bons ou moyens voire très décevants», développe Julian Alvarez.

Concernant X-Torp, après une première étude encourageante en 2016, une plus vaste étude clinique a été lancée en 2018, la totalité des résultats sera connue d’ici la fin de l’année. D’ores et déjà, les données sont positives, selon Philippe Robert. «Les résultats ne montrent pas d’amélioration de la mémoire ou de la concentration pour les utilisateurs d’X-Torp. Toutefois, ils montrent une efficacité importante sur les troubles du comportement et en particulier sur l’apathie. C’est déjà très fort», assure le chercheur.


S’ils ne sont pas remboursés, plusieurs jeux thérapeutiques sont bien reconnus comme des dispositifs médicaux, qui portent le marquage CE et peuvent ainsi être commercialisés dans l’UE. C’est le cas de X-Torp mais encore de Toap-Run, qui lutte contre les troubles de la marche et de l’équilibre chez les malades de Parkinson, également reconnu dispositif médical. «Notre plateforme Curapy compte 5.000 comptes, soit la taille d’un très gros centre de rééducation, sauf que ce centre est totalement numérique: nos applications s’utilisent en médecine libérale, en institution et chez le patient lui-même», explique Pierre Foulon, directeur de Genious Healthcare du groupe Mindmaze, éditeur de jeux vidéo thérapeutiques, et codirecteur du laboratoire BRAIN e-NOVATION à l’hôpital Pitié-Salpêtrière. Gratuit pour les professionnel·les de santé, l’abonnement à la plateforme propose une formule à 5 euros et une autre à 10 euros par mois pour les particuliers.

«On vit une révolution numérique. Il faut avoir consciencieusement suivi toutes les étapes de validation clinique pour être crédible.»

Pierre Foulon, directeur de Genious Healthcare du groupe Mindmaze

Outre les revenus des abonnements, Pierre Foulon s’attend à ce que les cartes soient rebattues avec l’essor de la télémédecine et l’encadrement par le législateur du remboursement des soins à distance. Toutefois, «le remboursement par la sécurité sociale est un levier de financement mais il y en a d’autres», conclut-il, sans donner plus de précisions. Il croit néanmoins en l’implication des pouvoirs publics. «Nos projets sont issus en partie des financements publics, depuis nos débuts en 2010-2011. La puissance publique y croit. Mais tout est long en santé, une étude clinique c’est deux ou trois ans. Pour moi, on vit une révolution numérique. Il faut avoir consciencieusement suivi toutes les étapes de validation clinique pour être crédible. On fait de la santé, pas du bien-être! Si on n’a pas cette rigueur, on ne sera jamais accepté par les professionnels de santé», lâche-t-il.


Il existe par ailleurs d’autres leviers pour permettre aux start-ups du secteur d’élaborer un modèle économique solide, comme les mutuelles, les assurances ou les laboratoires pharmaceutiques, énumère Julien Alvarez. «Et on achète des dispositifs médicaux en pharmacie, même s’ils ne sont pas remboursés par la sécurité sociale», ajoute Pierre Foulon. Pour Julian Alvarez, le jeu vidéo peut parfois encore souffrir d’une mauvaise image. «Les décideurs sont influencés par des lobbies pour ou contre les jeux vidéo. Il faudrait des études cliniques solides pour trancher ces questions.» Et pousser les pouvoirs publics à passer au niveau supérieur?